Alas pa’volar
(Des ailes pour voler)
Les ailes du désir
Par quoi se ressemblent-elles? N’est-ce pas la question qui s’impose en douceur dès que l’on rapproche ces deux beaux visages, ces deux noms romanesques: Frida Kahlo, Angélique lonatos? L’une célèbre l’autre en chansons. Par-delà le temps. Par quoi se ressemblent-elles? Par l’intransigeance, la force indomptable, l’élan, l’allant. Alas pa’volar. Des ailes pour voler, « Alas pa’volar » dit Frida qui n’a plus de jambes, qui est ligotée par l’épouvantable accident qui a brisé sa colonne vertébrale à l’orée de son âge adulte. Ailes du désir de surmonter, de vivre, ailes du désir de créer, de connaître, d’explorer le monde. Joie de vivre.
Belle rencontre aux couleurs de l’évidence. Flamboyante et douloureuse Frida, vive et sensible Angélique, liens profonds. Veines secrètes qui irriguent le spectacle et lui donnent son charme tenace. Et puis ce qu’il faut bien reconnaître, la troublante sonorité physique: un haut front d’intelligence claire, un regard aux tons sombres et chauds, regard pour les pensées lointaines et l’introspection, mais regard qui ne perd rien du monde et sait apaiser autrui en amicale bienveillance. Et puis leurs silhouettes de Tanagra, déesses de poche, sur lesquelles le temps ne connaît pas de prise.
Un regard, celui du Colombien Omar Porras
Sœurs par-delà les continents, océan et Chronos. Dans la position du truchement, du médiateur, un homme. Un regard. Celui du Colombien Omar Porras. Il est subjugué. « Entre elle et moi, dit-il, souriant, il s’agit d’un mariage arrangé qui est devenu un mariage d’amour. Je ne connaissais Angélique lonatos qu’au travers de ses disques. J’ai vu son récital sur les poèmes d’Odysseus Elytis et de Sappho de Mytilène, au Théâtre Molière-Maison de la Poésie et nous nous sommes rencontrés. Quelque chose a pris immédiatement. Une complicité. Il y a en elle une exubérance enfantine, une audace en lesquelles je me reconnais comme je me reconnais dans ce métissage baroque qui lui appartient. Le mien n’est pas exactement le même, mais nos origines, nos curiosités, nos penchants, pour différents qu’ils soient, nous rapprochent. »
Ainsi le Colombien qui vit en Suisse et la Grecque qui vit en France ont-ils délimité leur vaste terrain de jeu, « comme deux gamins, deux enfants, confie Omar Porras. Il y a dans le don ludique d’Angélique ce qui convenait parfaitement pour faire jaillir l’ironie de la douleur de Frida. »
Angélique lonatos est depuis longtemps familière de l’univers pictural, sensible, de l’artiste mexicaine récemment glorifiée par le film hollywoodien de Julie Taymor et la superbe interprétation de Salma Hayek. « Mais il ne s’agit en rien d’une hagiographie et toute ressemblance sera fortuite”, précise en un radieux sourire, celle qui depuis plus de vingt ans enchante le Théâtre de la Ville de sa voix de contralto, du récital de 1982 à son « D’un bleu très noir » en passant par « Marie des brumes » ou « Mia Thalassa » de Mikis Theodorakis. C’est par le compositeur Christian Boissel que s’est accomplie la rencontre entre Angélique et Frida. « Christine Ferarios, subjuguée par Le Journal, en avait choisi des fragments et avait proposé à Christian Boissel de les mettre en musique. Des chansons qu’il m’a soumises et que nous avons enregistrées. » Et puis Gérard Violette et le producteur Olivier Gluzman ont pensé qu’il y avait là possibilité d’un récital original. Omar Porras est entré dans le cercle. Et voilà un nouveau spectacle, plus qu’un tour de chant, mais « sans théâtralisation à outrance, souligne le metteur en scène, La voix d’Angélique est le pinceau par lequel nous tentons d’accomplir le tableau que Frida n’est jamais parvenu à peindre, celui que toute sa vie durant elle aura cherché à faire. »
Les mots sont ceux de celle qui fut la jeune compagne de Diego Rivera et s’engagea auprès de lui, partageant des idéaux révolutionnaires en une époque de parturition nécessaire, fréquenta Trotski, la photographe Tina Mondoti, tout ce qui comptait dans son pays et alla jusqu’à Paris, étonnant Breton. Un destin tragique, transfiguré par l’art.
Ce supplément grisant qu’on nomme poésie
C’est sa lucidité qui a frappé Christine Ferarios et qu’Angélique lonatos met en valeur dans les chansons, très belles, composées par Christian Boissel et également derrière son piano, sur la scène des Abbesses.
« Pourquoi aurais-je besoin de pieds, si j’ai des ailes pour voler? » C’est de cette phrase, bouleversante et gorgée de l’extraordinaire force d’âme dont fit preuve toute sa vie durant Frida Kahlo, qu’est extraite la formule qui donne son titre à ce voyage au cœur de ce Journal. Les belles chansons en témoignent, c’est plus qu’un chemin biographique, c’est, taillé dans le vif d’une existence, ce que Frida elle-même voulait, désespérément parfois, en retenir. Les textes, prélevés avec tact par Christine Ferarios et dont les musiques de Christian Boissel dilatent les fragrances, possèdent tous-ce supplément grisant qu’on nomme poésie.
Il y a le soleil, l’amour, la mort, il y a des astres sublimes et des intuitions fulgurantes, des cris d’enfants, des bruissements de vent ou de colombes, des larmes et des rires, il y a la douleur de vivre et l’éblouissement continu d’être au monde, malgré tout, comme une note longtemps tenue et que rien ne peut effacer.
Armelle Héliot pour le programme du Théâtre de la Ville