Une œuvre baignée de soleil, une élégie solaire
Sur la jetée, entre ciel et eau, les musiciens se sont installés, comme pour accompagner d’une aubade le départ du poète, car les poètes entreprennent un bien aventureux voyage, le même que tout le monde d’ailleurs, avec juste peut-être cette légère avance liée au métier de sentinelle. Tous sont vêtus de noir et de blanc, ils ont mis leurs habits du dimanche, le poète aussi, et l’enfant qu’il était, et la femme – toutes les femmes toujours si présentes
“En 1992, je recevais d’Odysseus Elytis, un petit livre à la couverture bleue cartonnée dont le titre était gravé en rouge. Sous le titre, le dessin d’une sirène tenant dans une main un bateau et dans l’autre un poisson. À l’intérieur du livre se dépliaient en accordéon des photos de famille d’Elytis, parcourues de phrases tel un corps parcouru de frissons. Le poème s’intitulait “Parole de juillet”. Sur ces photos de vacances, on pouvait voir Elytis enfant et adolescent, seul ou en compagnie de ses frères et sœurs, sur un bateau, dans la mer, à la plage. Il y en avait aussi quelques-unes étrangement cadrées ou comme sorties d’un film de Visconti. Presque toutes étaient surexposées. Avant que je ne découvre le poème en entier – en recopiant les phrases moi-même – j’ai d’abord pensé que ces fragments qui traversaient les photos étaient indépendants les uns des autres. J’en fus profondément émue et j’associai les phrases aux photographies à tel point qu’elles étaient devenues indissociables dans mon esprit. Un jour, j’ai mis de la musique sur le premier paragraphe du poème. Mais je ne savais pas si je mettais en musique le poème ou la photo. L’alchimie était très mystérieuse. Je constatais que ces photos, au lieu de jouer un rôle réducteur sur le propos poétique, ne faisaient qu’accroître son pouvoir. Je me suis surprise à projeter mes propres souvenirs d’enfance sur le petit livre bleu. « Parole de juillet » sonnait dans ma tête comme une de ces phrases solennelles qu’on dit lorsqu’on est enfant et qui laissent sceptiques les adultes : ” Parole d’honneur ! Parole d’enfant !».
Je continuai à mettre en musique le poème et la forme de l’élégie s’imposait à moi de plus en plus. Une élégie solaire. Dans le Monogramme Elytis disait : “Je porte le deuil du soleil/et des années à venir sans nous/et je chante/celles déjà passées si cela est vrai.” La couleur du deuil serait blanche. Le thrène se déroulerait en plein midi avec la déloyale et stridente concurrence des cigales. Une fois de plus, j’ai dû m’avouer que j’étais bel et bien en train de composer sur un poème élytéen”. Angélique lonatos
Tout commence par un appel
Une voix appelle : maman !La voix est celle d’une femme, enfantine, perdue dans le chaos du monde. C’est la voix d’Angélique, c’est la nôtre, c’est la vôtre. Puis, la réponse, une sorte de cri prolongé de la plainte mystérieuse de l’enfantement, ou de l’agonie peut-être. C’est fait, nous sommes au cœur des choses, la vie, la mort, notre destin d’humain né d’une mère. Et voilà l’émoi, le léger frisson de beauté qui nous saisit comme à chaque spectacle où Angélique Ionatos met les mots en musique, se fait elle-même musique.
Cette fois elle n’est pas seule. Cette fois, ils sont trois, la femme, l’homme, l’enfant. Trois à incarner les grands moments de la vie. Trois à théâtraliser ces êtres qui se partagent notre être. Tour à tour et ensemble, portés par l’entêtement et la pureté de leur propre vérité, les trois voix se cherchent, se quittent et puis se retrouvent. Elles se répondent, s’enlacent, s’entrelacent, en duo, en trio, bientôt en quatuor avec la musique, qui, elle aussi, a sa voix, grave de basson, mélancolique de guitare, plaintive de violon, facétieuse de xylophone, martelante de guiterne en écho aux complaintes humaines.
Entre l’homme, la femme et l’enfant, il y a la solennité de l’amour, la puérilité du jeu, l’impériosité du désir et surtout une telle soif de fusion que lorsque les voix sont à l’unisson, à l’apogée d’elles-mêmes, elles paraissent se confondre et trois devient un.
Comment dire l’émotion contagieuse de cette élégie, de cet opéra de l’intime, si fondamentalement risqué, en équilibre sur le fil précieux, tendu de l’harmonie, où les trois chanteurs funambules dansent dans une même envolée ? D’où vient que, décidément, en écoutant Angélique Ionatos, le grec devient si familier qu’il nous semble l’avoir babillé enfant.
Certaines musique sont porteuses d’âme ; « Parole de Juillet » plus que toutes, parce que c’est de l’âme qu’elle vient nous parler et à l’âme qu’elle s’adresse. Dans la magie du raffinement et de la simplicité mêlés.
N’est-ce pas cela qu’on appelle la grâce ? Noëlle Châtelet – 18 février 1997